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Aires conservées autochtones et communautaires au Maroc : les agdals

First published on 02/29/2016, and last updated on 03/29/2018

Par: Mohamed Alifriqui, Professeur à l’Université de Marrakech, Coordinateur du Consortium APAC pour le Maghreb

Les agdals (appelés également dans certaines régions el ghorm ou azayn en amazigh) constituent des entités particulières qui se réfèrent aux  critères d’identification d’APAC au Maroc et dans le reste des pays du Maghreb. Au Maroc, c’est dans la chaîne atlasique que se trouvent ceux qui sont encore fonctionnels, qui ont résistés à l’usure du temps et des mutations socio-environnementales récentes.

Dans le Haut Atlas marocain, le régime de « l’agdal » ou « el ghorm » se définit dans une mise en défens temporelle par une communauté d’un espace déterminé sur une ressource spécifique. L’agdal, qui signifie « fermer » en tamazigh (berbère), entre dans le cadre d’une gestion communautaire d’une ressource dont on souhaite réguler l’accès au sein du groupe qui s’en assure l’exclusivité. C’est une pratique adaptée à la fragilité des milieux et au rythme des saisons. Elle permet également d’éviter les conflits entre les groupes dépositaires des droits d’accès aux ressources convoitées.

Agdal forestier villageois dans la vallée d’Ait Bouguemmez (Haut Atlas central) © Mohammed Alifriqui

Les agdals sont de différents types, mais nous pouvons détacher trois types spé

cifiques :Agdal des cultures ou Agdal n’targa (séguia) Spécialement pratiqué dans les zones de cultures, ce type de mise en défens est déclaré de façon permanente ou saisonnière en fonction de la culture dominante. La protection des champs contre les vols de produits agricoles et les empiétements est une pratique générale chez toutes les tribus des zones de montagnes de l’Atlas (noyers), les oasis (dattiers) et les plaines, y compris dans les arganeraies (fruits d’argan). Ainsi par exemple, là où l’arboriculture domine, la période cruciale est celle du mûrissement des fruits. Les fruits précoces doivent donc être protégés jusqu’à l’ouverture de la saison des cueillettes.Agdal forestier ou Agdal n’o’azeddam (prélèvement du bois) Dans la région d’Ait Bouguemmez (Haut Atlas central), et sur le versant sud, chez les Mgouna, les

Agdal pastoral de l’Oukaimeden (Haut Atlas occidental), avec les azibs (bergeries) © Mohammed Alifriqui

Agdals forestiers existent encore et sont en très bon état de fonctionnement. La protection dans ce cas concerne les besoins hivernaux, les coupes de bois vert et l’arrachage des plantes pour approvisionner le foyer en bois et le fourrage foliaire des arbres (chêne vert et Genévrier Thurifère essentiellement).La mise en défens annuelle des parcours migratoires concerne essentiellement les alpages d’altitude. Cette forme de conservation par la protection se rencontre notamment chez les tribus Ait Atta, Mgouna, et les Imghrann sur le versant sud du Haut Atlas central ; ainsi que chez les tribus des voisinages des alpages des plateaux du Yaggour, Oukaimeden et Tichka dans le Haut Atlas occidental. Il semblerait qu’elles existaient aussi, dans le passé, chez d’autres tribus des Atlas marocains, et que leur disparition est une conséquence de l’abondance des parcours et de la régression de l’activité de transhumance face à la sédentarisation des populations. Il est important de remarquer que si la protection des parcours ne concerne que les pasteurs transhumants chez les Mgouna par exemple, elle devient également chez les Imaghrann une affaire d’agropasteurs.En fait, partout sur les Atlas, ces agdals portent la particularité de se transformer en été, temporairement, en  lieux d’activité intense. La majorité des membres de la famille s’y rend pour assurer la bonne marche des travaux, mais aussi pour profiter des fêtes qui accompagnent les opérations de la toison. De plus, de très riches gravures rupestres peuvent être observées dans ces prairies d’altitude. Elles représentent des pasteurs-chasseurs de l’âge du bronze, ce qui montre que ces agdals détiennent aussi une valeur historique et culturelle très important à l’échelle du pays.D’autres types d’agdals existent ici et par là, mais de moindre importance. On peut citer les prairies de fauche ou de bord des oueds et des cours d’eau (séguias), ou encore les agdals « environnementaux » permanents, pour protéger les villages des glissements de terrains et des chutes de pierres.

Les périodes de la mise en défense

Exemple d’un Agdal « environnemental » de protection du village de Taghzout (Haut Atlas) © Mohammed Alifriqui

La période de fermeture officielle s’étale généralement entre le mois de mars et le mois de mai-juin et exceptionnellement le mois d’août (période de montaison et de floraison des plantes). Ainsi, les pasteurs évitent le parcours migratoire en cette période afin de favoriser le développement des graminées et aussi pour permettre la chute des graines sur le sol. C’est un excellent critère de durabilité de l’exploitation et de la gestion du parcours.Les dates de fermeture et d’ouverture sont annoncées 8 jours avant par un crieur dans les souks et les mosquées (lettre). Elles sont décidées par la jmaâ qui en fait part aux autorités locales pour avis.Le gardiennage d‘Agdal est assuré par un ou plusieurs amghar(s) désigné(s) par la jmaâ ou par les seuls pasteurs ayants droits. L’amghar (ou Naib selon les régions) doit être obligatoirement un éleveur reconnu pour son honnêteté, sa droiture et sa disponibilité. L’amghar et la commission qui l’assiste, sanctionnaient dans le passé les infractions par le prélèvement d’une tamagdalte (tête de bétail performante et à leur choix). Pour éviter des chocs, les sanctions sont de nos jours payées en argent. Elles varient entre 500 et 1000 dh si l’infraction est payée à l’amiable (bi-el kheir), sinon le recours aux autorités devient indispensable et les pénalités doublent. Le revenu récolté de ces pénalités servait autrefois à organiser un festin en l’honneur de la jmaâ. Aujourd’hui, il est soit partagé entre les membres du comité de gardiennage soit versé dans une caisse communautaire pour soutenir des actions d’intérêt commun.Actuellement, plusieurs agdals pastoraux ou forestiers ont disparus, où leur gestion a été très altérée par des mutations sociales et environnementales récentes. Cela s’explique par plusieurs raisons :

  • La multiplication des acteurs territoriaux (jmaâ mais aussi commune moderne, autorités administratives, associations de développement local, services de l’état agriculture, élevage, Eaux et Forêts…).
  • La menace des projets d’investissement spéculatifs et destructeurs (tourisme, agriculture, immobilier…).
  • L’abandon d’agdals forestiers avec notamment, le développement de nouveaux outils et matériaux de construction, réduisant l’usage des poutres et perches, jadis produites dans les agdals
  • L’appropriation et la mise en culture des terrains des agdals pastoraux, surtout avec le réchauffement climatique, et la réduction de la période d’enneigement.
  • Le fait que les instances villageoises en charge de la gestion et le maintien des agdals souvent ne sont plus fonctionnelles.
  • La non-adhésion des jeunes à ces pratiques ancestrales, très souvent inscrites du sceau religieux et mises sous la protection des Zaouiats.
Quatre critères définissent le régime de l’agdal :

▪      un sujet de droit : une communauté lignagère ou de résidents ayants droits (tribu, douar, fraction,…) ;

▪      un objet de droit : un espace/une ressource  (pâturage, champs, arboriculture -amandiers, noyers, etc.-  bois, forêt, etc.) ;

▪      une prérogative juridique : un droit collectif d’exclusivité, un droit coutumier définissant les règles d’accès aux ressources et aux espaces ;

▪      une structure de gouvernance désignée pour superviser l’accès aux ressources (Jemaa, Naib, Amghar,…) et fixer les pénalités aux contrevenants.

On retrouve ici les quatre éléments fondateurs de l’identification des APAC, telle qu’elles sont reconnues à l’échelle internationale.

Quelles perspectives pour les agdals au Maroc ? Au travers du pays, les modes de gestion « traditionnels » et les institutions coutumières ont été fortement désorganisés au cours du XXème siècle. Cependant, dans le Haut Atlas marocain les institutions locales intervenant dans la gestion des ressources naturelles communes (eau, forêts, parcours) se maintiennent aujourd’hui encore avec une certaine vigueur, protégées par un isolement relatif et une histoire spécifique. L’agdal, cette pratique de gestion emblématique de la montagne berbère, demeure à ce titre un patrimoine socio-écologique à préserver.Longtemps considéré comme une relique du passé, l’agdal trouve aujourd’hui une résonance nouvelle avec la généralisation de la rhétorique du développement durable (valorisation des savoirs locaux, « gestion participative » des ressources naturelles…) et surtout, face au constat quasi général d’échec des institutions modernes pour gérer les ressources sylvopastorales collectives dans des milieux subissant de fortes pressions anthropiques. L’adaptation des structures gestionnaires locales au contexte social et écologique est aujourd’hui une préoccupation centrale des agents de développement. A ce titre, l’agdal nous fournit des renseignements inestimables pour enrichir et adapter nos politiques publiques, dans les domaines de la biodiversité, les aires protégées, la protection de l’environnement et du développement durable en général.