Dre. Ameyali Ramos (Coordinatrice de la politique internationale du Consortium APAC de 2020 à 2022 et vice-présidente de la Commission des politiques environnementales, économiques et sociales de l’UICN) a parlé des territoires de vie et des « autres mesures de conservation efficace par zone » (AMCE) lors de son intervention en ligne pour le Fuller Symposium, le 3 novembre 2022. Nous vous présentons ici une transcription légèrement modifiée de la présentation d’Ameyali
First published on 03/17/2023, and last updated on 05/25/2023
Vidéo de la présentation d’Ameyali Ramos sur les territoires de vie et les AMCE lors du Fuller Symposium le 3 novembre 2022 (seulement disponible en anglais).
Traduction : Laura Goudrias et Mathilde Craker.
Dawn Hill Adams, une femme autochtone de la Nation Choctaw de l’Oklahoma, explique : « Les Peuples Autochtones sont des peuples ancrés à la terre. Rien de ce que nous faisons n’a de sens ou d’impact si nous le séparons cette terre ».
« Des peuples ancrés à la terre ». Prenons un instant pour réfléchir à ce que cela signifie : des peuples ancrés à la terre et dont les identités sont intimement tissées par la terre, les êtres spirituels, les identités, les autres espèces. Voici quelques exemples de ces territoires et de ces peuples qui sont ancrés à la terre et qui en prennent soin de façon quotidienne : des peuples qui « conservent la terre », qui coexistent avec et pour la terre, les eaux et toutes les espèces qui y vivent. Voilà ce que sont les territoires de vie.
Les territoires de vie et leurs communautés gardiennes jouent un rôle considérable dans la gouvernance, la conservation et l’utilisation durable de la biodiversité et de la nature de la planète. Ces communautés gardiennes protègent et conservent activement une immense diversité d’espèces, d’habitats et d’écosystèmes d’intérêt mondial. Ces territoires de vie permettent de fournir une eau potable, un air pur, une alimentation saine ainsi que des moyens de subsistance pour les êtres humains bien au-delà de leurs frontières.
Mon nom est Ameyali Ramos, je suis Coordinatrice de la politique internationale du Consortium APAC. Et oui, je suis consciente que nous sommes ici réunis pour le symposium relatif aux AMCE et je promets d’aborder ce sujet. Avant cela toutefois, je souhaitais vous rappeler, à toutes et à tous, que ces territoires de vie et leurs communautés gardiennes existent et contribuent activement au bien-être de notre planète et au nôtre, jour après jour, quels que soient les désignations internationales, les cadres politiques, l’existence ou non de labellisations de leurs espaces comme aires protégées, comme AMCE, comme aires de conservation communautaires ou bien comme territoires de vie. Ces territoires et leurs communautés gardiennes sont là tous les jours, elles œuvrent pour la « conservation » et pour la « vie ».
Et en effet, l’un des leviers les plus efficaces peut-être pour catalyser les changements transformateurs est de soutenir les communautés gardiennes afin d’assurer le respect de leurs droits fondamentaux et plus particulièrement leurs droits à l’autodétermination, à la gouvernance autonome, à disposer de leurs propres cultures, de leurs terres collectives et de leurs territoires.
Cela m’amène au sujet du jour de notre symposium : rendre opérationnelles les AMCE, ainsi que les opportunités et les enjeux qui en découlent, pour les communautés gardiennes et leurs territoires de vie. Je démarre avec une question : les AMCE sont-elles une opportunité pour catalyser ce genre de changement transformateur?
Pour en arriver là, nous aimerions partager avec vous un travail que nous avons mené. Mais avant cela, il est important de se pencher sur le cadre existant et de comprendre qu’il n’existe pas de garantie de mise en œuvre aux échelles nationale et subnationale. Peu importe le niveau de précision offert par les orientations internationales ou les articles académiques au sujet des AMCE, il n’y a aucune garantie sur la manière dont ces AMCE vont être mises en place.
Comme il a été précédemment expliqué, les AMCE sont un cadre plutôt récent constituant une opportunité de faire naître une nouvelle ère du droit et des politiques de la conservation qui soit plus inclusive, plus équitable et plus orientée par une approche fondée sur les droits. Le Consortium APAC et la Commission des politiques environnementales, économiques et sociales (CPEES) de l’UICN ont suivi ces discussions de très près et nous aimerions partager avec vous quelques retours d’expériences de communautés gardiennes, à la fois responsables et détentrices de droits, sur la façon dont les AMCE sont « opérationnalisées » actuellement dans leurs contextes nationaux.
En particulier, nous souhaitons partager avec vous quelques réflexions de représentants gouvernementaux. Ces réflexions se basent sur des études de cas menées par la CPEES de l’UICN et par deux femmes brillantes, Amelia et Alejandra. Nous partagerons ensuite quelques réflexions des communautés gardiennes et des organisations qui les soutiennent, d’après les expériences vécues jusqu’à présent par des Membres du Consortium APAC.
De manière générale, je pense que nous sommes toutes et tous d’accord pour dire que ces groupes ont des rôles et des objectifs très différents à l’heure d’analyser les AMCE. Néanmoins, il reste des similarités frappantes dans les problématiques qu’ils entrevoient ou auxquelles ils sont déjà en train de faire face concernant les premiers efforts d’« opérationnalisation » des AMCE. Nous aimerions souligner trois problématiques principales :
Constat n°1 : Rendre les AMCE opérationnelles, conformément aux décisions de la COP de la CDB et aux lignes directrices de l’UICN, représente un coût très élevé, y compris lorsqu’il y a une forte volonté politique de le faire.
Tout le monde semble avoir une compréhension différente de ce que sont les AMCE, et très peu se penchent sur le contenu actuel de la décision de la COP ou bien les lignes directrices de l’UICN. La réalité est que cela demande du temps et beaucoup de moyens pour changer les gouvernements de l’intérieur de façon à ce qu’ils aient les capacités de s’engager pleinement dans cette démarche et de prendre toutes les mesures nécessaires pour rendre le cadre opérationnel.
Nous avons vu l’exemple qu’Andrew Rhodes vient de nous présenter depuis Mexico. D’autres exemples nous ont également été présentés précédemment dans ce symposium. Nous avons aussi vu des exemples du Pérou, où ce processus de reconnaissance a démarré fin 2018 et, quatre ans plus tard, ce processus est toujours en cours. Ils sont en train de mettre en place leurs propres définitions et leurs propres critères des AMCE afin d’identifier les zones potentielles. Nous observons quelque chose de similaire en Inde, où une systématisation complète des initiatives est en cours : c’est un processus très long et il est difficile d’y voir clair.
Pour les détenteurs de droits, cela constitue un obstacle supplémentaire pour s’engager dans les cadres relatifs aux AMCE. Si les gouvernements sont en train de modeler ces derniers et de les rendre opérationnels, en attendant, qu’est-ce que cela signifie pour les détenteurs de droits?
Constat n°2 : Les Peuples Autochtones et les communautés locales rencontrent des difficultés pratiques en termes d’identification et de reporting de leurs territoires et aires du patrimoine communautaire en tant qu’AMCE. En plus de cela, ils ne sont pas encouragés en ce sens car les bénéfices matériels et les incitations en lien avec cette identification sont limités.
Quelle est la « plus-value » en termes de reconnaissance juridique, dans le fait de soutenir ou se défendre contre les industries nuisibles? Dans les faits, les contributions des communautés au cadre des AMCE seraient « comptabilisées » au bénéfice des objectifs nationaux et internationaux de conservation, sans que ces communautés ne reçoivent aucune contrepartie en termes de reconnaissance ou de soutien. Le Consortium APAC alerte depuis 5 ans sur ce sujet dans les processus de la CDB.
Il existe une myriade d’exemples mais j’aimerais en souligner deux ici. Chaque fois que nous mettons le sujet des AMCE sur la table avec nos Membres du Consortium APAC, ils demandent : pourquoi devrions-nous déclarer nos territoires en tant qu’AMCE désormais, alors que nous avons déjà les APAC ? Et voici une autre question qui nous est souvent posée : en quoi cela va-t-il nous aider à réaliser notre travail sur le terrain ? Ce label nous permettra-t-il de réussir quelque chose de nouveau ? Nous constatons également une participation et un engagement très accessoires des Peuples Autochtones et des communautés locales, ce qui rend le processus d’autant plus compliqué.
Constat n°3 : Il est très probable que croissent les craintes relatives aux politiques et aux lois de conservation étatiques, en particulier dans les pays où les cadres nationaux ne prévoient pas la reconnaissance et le soutien aux Peuples Autochtones et aux communautés locales en général, ou dans le contexte spécifique de la conservation environnementale.
En Inde, les communautés et les organisations de la société civile qui les soutiennent ont été marginalisées et exclues dès le début du processus de développement national du cadre et des lignes directrices concernant les AMCE. Malgré le fait qu’il existe en Inde un droit relativement progressiste – la loi sur les droits forestiers – sa mise en œuvre est entravée par des attitudes et des approches verticales de la part des agences gouvernementales, qui montrent la persistance d’un douloureux héritage de conservation excluante. On observe la même chose en Colombie.
Nous observons aussi quelque chose de très intéressant en Eswatini, l’un des rares pays ayant déclaré une AMCE de gouvernance autochtone. Les Peuples Autochtones ne sont pas reconnus en tant que tels par le gouvernement mais uniquement en tant que communautés locales. Il y a là beaucoup de contradictions.
Plus généralement, les perspectives autochtones et communautaires montrent bien que, lorsque l’on regarde seulement à travers le prisme des cadres internationaux de la conservation, en particulier celui des aires protégées ou des AMCE, les contributions des communautés pour une planète plus diversifiée et en bonne santé sont instrumentalisées et conditionnées, sans aucune reconnaissance des enjeux et des difficultés extraordinaires auxquels elles font face. Cela fragmente et désincarne les fondations mêmes qui leur permettent de contribuer autant à la conservation. Il n’y a pas de reconnaissance de la relation complexe qui existe entre les peuples et la terre. Souvenez-vous : des peuple ancrés à la terre. Il ne s’agit pas que de conservation pour les Peuples Autochtones. Cela implique aussi un système de gouvernance, un mode de vie, des croyances spirituelles, un lien de sang avec les êtres au-delà de l’humanité. Cela est essentiel.
Bien qu’il y ait eu des avancées importantes dans les politiques et dans le droit de la conservation et des aires protégées au cours des 20 dernières années, de nombreux Peuples Autochtones et communautés locales restent extrêmement méfiants vis-à-vis des concepts et des nouveaux cadres qui se sont développés à partir des systèmes des aires protégées et qui y sont étroitement liés. Il existe beaucoup de méfiance dans ce domaine. Malgré les meilleures intentions de la part des partisans des AMCE, il est impératif de connaître et de comprendre cet héritage historique et qui se perpétue, tout en cherchant à discerner ce qui peut être fait pour le futur.
Comment transformer ces difficultés en opportunités?
Dans ma communauté, nous avons une règle qui veut que lorsque nous exprimons des difficultés, nous essayons également d’exprimer des solutions potentielles. Avec les Membres du Consortium APAC et avec la CPEES de l’UICN, nous avons essayé de proposer des recommandations concrètes sur la façon dont nous pouvons faire avancer les choses et sur la façon dont nous pouvons informer sur la mise en œuvre des AMCE et leur déclinaison opérationnelle aux échelles nationale et subnationale.
- Accompagner les Peuples Autochtones, les communautés locales et leurs organisations pour qu’ils s’engagent de manière critique dans les processus nationaux relatifs aux aires protégées et aux AMCE et dans la mise en œuvre du cadre pour l’après-2020. Ceci est essentiel et doit être fait dans le contexte plus large de leurs priorités autodéterminées. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela signifie en premier lieu que nous avons besoin d’apprendre à écouter et à écouter de plus près. Nous avons besoin de méthodologies qui permettent une co-création communautaire réelle et porteuse de sens. Nous avons aussi besoin d’analyses techniques accessibles en ce qui concerne les cadres politiques et juridiques. Nous devons respecter et soutenir les priorités autodéterminées des communautés, y compris lorsque celles-ci ne s’alignent pas forcément avec les intérêts des ONG de conservation et/ou les priorités des gouvernements. Les organisations communautaires et autochtones devraient être a la tête de ce processus, avec le soutien des organisations de conservation, et non l’inverse.
- Pour que cela aboutisse, nous appelons les agences gouvernementales à renforcer leurs capacités internes à comprendre et à s’engager auprès des communautés de manière respectueuse et en réaffirmant leurs droits. Cela peut impliquer un processus de « désapprentissage ». Cela requiert également une très grande volonté politique, un renforcement des capacités et des ressources techniques et financières appropriées. Les AMCE peuvent être une opportunité d’établir de nouveaux dialogues et de nouvelles relations entre les gouvernements et les communautés, mais cela doit être fait de façon respectueuse et dans une approche de réaffirmation des droits. Ceci est très important. Cela demande du temps, beaucoup de volonté politique, beaucoup de ressources, beaucoup de désapprentissage, mais nous savons que les gouvernements peuvent le faire, et c’est pourquoi nous vous appelons à le faire.
- Les bailleurs de fond : L’argent parle ! Les bailleurs de fond ont un immense rôle à jouer dans ces discussions. Nous vous appelons à exiger la protection des droits humains ainsi que des mécanismes de responsabilité et de reddition des comptes pour les financements relatifs aux AMCE, en particulier lorsqu’il s’agit de financer de grandes organisations de la conservation ou des agences gouvernementales. Vous avez un effet de levier considérable pour changer radicalement la donne sur la manière dont les AMCE pourraient et devraient être mises en œuvre. Rentrez dans cet espace avec confiance, nous comptons sur vous pour le faire.
- Enfin, au monde de la conservation : il est aujourd’hui grand temps de reconnaître les contributions des communautés gardiennes à la conservation de la nature, selon leurs propres termes et de plein droit, y compris AU-DELÀ du cadre des aires protégées et des AMCE. Beaucoup d’entre vous ont vraisemblablement suivi les négociations pour l’après-2020 et ont vu le dernier rapport du Groupe informel dans lequel un espace réservé dans la cible 3 a été ajouté pour une troisième voie au-delà des aires protégées et des AMCE. Cela ne résoudra pas tout en tant que tel, et cela reste associé au contexte et aux confins de la cible 3. Toutefois, il s’agit d’un pas en avant important dans un paysage juridique et politique qui évolue. Cela ouvre plus d’opportunités pour les communautés gardiennes des territoires de vie pour qu’elles déterminent de façon autonome les modalités de reconnaissance et de soutien qu’elles désirent dans le contexte de la conservation de leurs pays.
Pour celles et ceux qui souhaitent soutenir la conservation à travers les ONG, les gouvernements, les bailleurs de fond ou autre : ceci n’est pas seulement une opportunité, c’est aussi une responsabilité. Acceptons cela et jouons notre rôle dans le soutien aux communautés gardiennes et leurs territoires de vie afin de garantir la reconnaissance et le soutien qu’ils méritent pour le rôle essentiel qu’ils jouent dans la préservation d’une planète saine pour toutes et tous.