Cet article souligne et développe les points clés et les recommandations présentés dans une déclaration de Giovanni B. Reyes lors du dialogue ministériel et de la session d'engagement pour le GBFF du 28 octobre 2024, lors de la 16e Conférence des parties à la Convention sur la diversité biologique (COP16 de la CDB) à Cali, en Colombie
First published on 12/20/2024, and last updated on 12/23/2024
Par Giovanni B. Reyes
Pour répondre de manière équitable et efficace aux crises interconnectées de l’environnement et du climat, il est nécessaire de reconnaître, de respecter et de soutenir les droits et le leadership des Peuples Autochtones et des communautés locales[1]. Le Cadre mondial pour la biodiversité reconnaît explicitement les contributions des Peuples Autochtones et des communautés locales « en tant que gardiens de la biodiversité et partenaires… de la conservation » et s’engage à faire respecter leurs droits[2]. Cependant, il existe des obstacles profondément ancrés à la réalisation de ces engagements.
Parmi ces obstacles figurent la répartition et les modalités injustes du financement de la conservation. Il est urgent de mettre en place un financement direct et équitable pour les décisions et les actions de conservation autodéterminées des Peuples Autochtones et des communautés locales. Le Fonds du Cadre mondial pour la biodiversité (Global Biodiversity Framework Fund, GBFF) constitue une opportunité et une responsabilité pour faire avancer les changements transformateurs nécessaires pour y parvenir.
Cet article souligne l’importance et recommande un financement direct et équitable dans le cadre du GBFF. Il vise à donner voix aux demandes des Peuples Autochtones et des communautés locales pour un changement transformateur en matière de financement, y compris les relations de pouvoir et d’accès qui y sont associées, et à contribuer à garantir la responsabilité des donateurs et des autres détenteurs d’obligations.
Il est urgent de transformer le financement de la conservation
La situation historique et actuelle des Peuples Autochtones et des communautés locales témoigne de leur rôle de premier plan dans la protection de la biodiversité. Ces contributions dépassent de loin le pourcentage de financement mondial reçu au titre de la conservation, mais elles ne sont souvent pas reconnues. En tant qu’acteurs majeurs de la gestion de la biodiversité, nous demandons et attendons un soutien accru pour des réponses efficaces, équitables et inclusives à la dégradation rapide de la biodiversité et à l’intensification des pertes et dommages liés au climat. Un changement transformateur est nécessaire de toute urgence pour éviter davantage de pertes et pour dépasser les actuels résultats dérisoires en vue d’atteindre les objectifs mondiaux de conservation pour 2030[3]. Le « business as usual » a échoué.
Ce changement doit inclure la transformation du financement de la conservation, et garantir notamment que :
- L’accès direct au financement soit disponible pour les Peuples Autochtones et les communautés locales, y compris leurs organisations et réseaux ;
- Les « intermédiaires » soient des institutions que les Peuples Autochtones et les communautés locales identifient eux-mêmes comme ayant un historique de relations de travail acceptables avec eux et qu’ils désignent comme parrains fiscaux, conformément à leur droit à l’autodétermination ; et,
- Les modalités de financement et leur utilisation par les acteurs de la conservation respectent les droits humains[4].
L’accès direct au financement et le transfert de fonds par des intermédiaires reconnus par les Peuples Autochtones et les communautés locales sont censés garantir la conformité des modalités avec la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA) et d’autres instruments relatifs aux droits humains, tout en renforçant la gouvernance, l’appropriation, l’autonomisation, le rapport coût/efficacité et les résultats.
Ces approches permettront de faire progresser l’engagement pris en 2021 par les principaux donateurs de « promouvoir l’inclusion effective des Peuples Autochtones et communautés locales dans le processus décisionnel et de les consulter lors de la conception et de la mise en œuvre des instruments de financement ». Elles contribueraient également à combler la brèche béante entre les niveaux élevés de biodiversité sur les terres gérées par les autochtones et les progrès très timides des parties à la CDB au regard des objectifs en matière de biodiversité[5].
Le GBFF : opportunité et responsabilité pour progresser dans les transformations relatives au financement
Lors de la COP16, les délégués des états parties et des acteurs non étatiques ont partagé leurs points de vue et leurs analyses sur le financement de la biodiversité. Ils ont également entendu les réflexions des Peuples Autochtones et des communautés locales, dont le rôle est capital pour atteindre les objectifs fixés dans le Cadre mondial pour la biodiversité.
Le GBFF va accroître le financement destiné à la mise en œuvre du Cadre mondial pour la biodiversité. Le Fonds pour l’environnement mondial (FEM) et tous les acteurs concernés ont la possibilité et la responsabilité de veiller à ce que la conception et la mise en œuvre du GBFF favorisent les transformations nécessaires pour reconnaître et soutenir les droits et les contributions des Peuples Autochtones et des communautés locales.
Lors de la session d’engagement du GBFF, il a été rappelé aux parties que Carlos Manuel Rodriguez, directeur général du FEM, avait déclaré : « Il est judicieux d’aligner le GBFF sur le rôle des Peuples Autochtones »[6].
De notre point de vue, la déclaration du directeur général met en exergue trois éléments, qui doivent guider le GBFF.
- Premier élément
« Vivre en harmonie avec la nature » est un objectif que la communauté internationale cherche à atteindre pour 2050, et est depuis longtemps au cœur du mode de vie des Peuples Autochtones et des communautés locales. Les valeurs spirituelles et culturelles que nous attachons à la terre et aux ressources ont permis de protéger aujourd’hui plus de 25 % de la surface terrestre et 37 % des zones naturelles restantes de la planète, y compris 60 % de tous les mammifères terrestres dont plus de 10 % de l’habitat se trouve sur les terres autochtones.
Mais pour combien de temps ? Comment pouvons-nous maintenir cette situation sans un soutien approprié ?
- Deuxième élément
Les conclusions de nombreux groupes scientifiques et politiques affirment que les Peuples Autochtones et les communautés locales contribuent énormément à la conservation de la biodiversité et pourtant, ils sont ceux qui reçoivent le moins de soutien financier . L’architecture financière actuelle est en contradiction flagrante avec leur importance dans la conservation de la biodiversité. Une grande partie du financement actuel de la biodiversité et du climat ne parvient pas aux Peuples Autochtones et aux communautés locales. Cela doit changer. Le financement du GBFF nécessite que les donateurs reconnaissent la nécessité d’un tel changement et la nécessité de « consulter et coopérer » avec les Peuples Autochtones et les communautés locales pour que le GBFF réponde à nos droits et aux rôles que nous jouons.
- Troisième élément
Les organisations de Peuples Autochtones qui ont l’expérience de la mise en œuvre de projets à petite, moyenne et grande échelle peuvent améliorer le paysage actuel du financement et combattre les obstacles systémiques, comme les exigences complexes, bureaucratiques et rigides des bailleurs de fonds et leurs intermédiaires internationaux, qui sont déconnectés des Peuples Autochtones et des communautés locales. Tout cela est perçu comme un obstacle à l’accès au financement.
Des modèles et des mécanismes alternatifs peuvent permettre de rediriger davantage de fonds vers les Peuples Autochtones et les communautés locales dans des conditions équitables et adaptées aux objectifs poursuivis.
Le fort potentiel de transformation du GBFF quant au financement des Peuples Autochtones et des communautés locales lui permet de se constituer comme un partenaire décisif pour modifier l’actuelle relation donneur-bénéficiaire, en traitant les Peuples Autochtones et les communautés locales comme des partenaires plutôt que comme des bénéficiaires.
Ces transformations, bien qu’ambitieuses, ne sont pas nouvelles et peuvent être guidées par les expériences et les leçons existantes. Ce modèle clé de partenariat a déjà fait ses preuves dans le cadre d’un projet d’APAC aux Philippines, financé par le FEM[7]. Dans ce modèle, le lien entre le donateur, les Peuples Autochtones et les communautés locales s’est construit sur la confiance et le respect de la capacité des Peuples Autochtones à prendre des décisions, avec l’appui technique et la facilitation des partenaires de mise en œuvre.
Résultat : un projet de grande envergure avec un budget moyen qui a dépassé ses objectifs initiaux et a propulsé le pays à l’avant-garde de la conservation inclusive en Asie. Il a ensuite été désigné comme « meilleure pratique mondiale » lors de la 7ème assemblée générale du FEM.
De même, on trouve des exemples remarquables de financement direct, tels que l’initiative financée[8] par Synchronicity Earth sur la nature, le climat et l’énergie dans les points chauds de la biodiversité et le mécanisme du fonds de solidarité des Peuples Autochtones d’Asie[9].
Recommandations
Au vu des considérations ci-dessus, voici quelques recommandations pour la conception et la mise en œuvre du GBFF :
1. Établir un flux de financement dédié aux Peuples Autochtones et aux communautés locales, avec un financement moins strict et plus flexible, principalement en cas de catastrophes et de changements de contexte.
Les territoires autochtones et traditionnels sont aujourd’hui des points chauds de la biodiversité et des puits de carbone essentiels. Les Philippines en sont un bon exemple : avec sept millions d’hectares de territoires autochtones et traditionnels, sur une superficie totale de 30 millions d’hectares, elles abritent, par hectare, plus de diversité de vie que n’importe quel autre pays du monde[10]. Il en va de même pour Madagascar. Ces deux pays sont les principaux points chauds de la biodiversité au niveau mondial. Ils démontrent l’efficacité des Peuples Autochtones et des communautés locales en tant que protecteurs d’écosystèmes essentiels dans la lutte contre le changement climatique et la perte de biodiversité. Cependant, ces deux pays souffrent d’un manque chronique de financement. Seule une part faible des fonds ainsi que des ressources limitées arrivent sur le terrain, ce qui met les Peuples Autochtones et les communautés locales en danger et rend impossible la défense des territoires et la réalisation des objectifs globaux.
2. Renforcer le dialogue entre les Peuples Autochtones, les communautés locales et les bailleurs de fonds, en explorant comment une plateforme adaptée permet d’enrayer la perte rapide de biodiversité.
3. Veiller à ce que 20 % des fonds du GBFF destinés aux Peuples Autochtones et aux communautés locales aillent à des initiatives qu’ils ont eux-mêmes identifiées et soient versés directement par l’intermédiaire de leurs institutions représentatives, en suivant des modèles de « meilleures pratiques » ayant fait leurs preuves.
4. Explorer des mécanismes supplémentaires et essentiels au sein du GBFF par l’accréditation de réseaux, d’organisations et d’organismes gérés par les Peuples Autochtones et les communautés locales afin d’atteindre les objectifs mondiaux grâce à une transition plus rapide d’une « économie basée sur l’extraction » à une « économie régénératrice », depuis une approche basée sur les droits, conformément à la politique du Cadre mondial pour la biodiversité qui donne la priorité aux Peuples Autochtones et aux communautés locales.
5. Les Peuples Autochtones et les communautés locales devraient être inclus dans la gouvernance du GBFF et de tous les organismes ou mécanismes de financement établis en leur nom et dans la mise en œuvre de projets de conservation sous leur direction et avec leur consentement libre, informé et préalable[11].
Conclusions
Le GBFF offre la possibilité d’une alliance charnière entre la force du multilatéralisme et le leadership des Peuples Autochtones et des communautés locales. Toutefois, une telle alliance doit être fermement ancrée dans la reconnaissance et le respect de nos droits, y compris nos systèmes de connaissances traditionnelles, façonnés au fil des millénaires par les pratiques et le cheminement de nombreuses générations, et se traduire par des impacts transformationnels réels et concrets à grande échelle. En visant une transformation profonde, nous pouvons contribuer au bien-être des populations et de la planète et promouvoir un avenir juste et vivable.
Puisse le GBFF être célébré et rappelé comme ayant façonné l’accès direct au financement en combinant la sagesse d’un aîné autochtone, les efforts d’un entrepreneur, le zèle d’un travailleur et la conscience d’un scientifique.
Au sujet de l’auteur
Giovanni B. Reyes est un Kankanaey-Igorot de Sagada, dans la région de la Cordillère, aux Philippines. Il est Président de Bukluran, le Consortium APAC des Philippines, et Président du Groupe consultatif des Peuples Autochtones du Fonds pour l’Environnement Mondial (GEF-IPAG).
[1] Le rôle des peuples autochtones et des communautés locales dans une conservation efficace et équitable (Dawson et al., 2021); Les perspectives locales de diversité biologique (FPP et al., 2016; 2020); Rapport sur les territoires de vie (Consortium APAC, 2021); La conservation basée sur les droits : Le chemin vers la préservation de la diversité biologique et culturelle de la Terre ? (RRI, 2020); Des engagements à l’action : Faire progresser les approches communautaires fondées sur les droits pour atteindre les objectifs en matière de climat et de conservation (RRI, 2023); L’état des terres et territoires des Peuples Autochtones et des Communautés Locales (WWF et al., 2021)
[2] Le Cadre mondial pour la biodiversité a été adopté par la 15ème Conférence des parties à la Convention sur la diversité biologique (COP16 de la CDB) en décembre 2022. Le Cadre mondial pour la biodiversité de Kunming-Montreal (CBD, 2022, para. 7(a); Respecter les droits et le leadership des Peuples Autochtones et des communautés locales dans la réalisation des objectifs mondiaux (Tugendhat et al., 2023).
[3] L’objectif 30×30 du Cadre mondial pour la biodiversité est l’engagement le plus important jamais pris en matière de conservation. Il appelle à une protection et à une gestion efficaces de 30 % des zones terrestres, des eaux intérieures et des zones côtières et marines de la planète d’ici à 2030.
[4] Principes fondamentaux en matière de droits humains à l’intention des organisations privées de conservation et des bailleurs de fonds (UNEP et al., 2024. Disponible ici en anglais.)
[5] Les 30 objectifs d’Aichi visant à s’attaquer aux causes sous-jacentes de la perte de biodiversité pour la période 2011-2020 ont été considérés comme un échec par les Nations unies et le secrétariat de la Convention sur la diversité biologique.
[6] Déclaration du directeur général du FEM lors d’une réunion avec l’IPAG au cours de la 7ème assemblée générale du FEM à Vancouver. 2023.
[7] Voir les rapports du Centre pour la recherche forestière internationale, l’étude indépendante de la Banque mondiale et le rapport sur les perspectives de la CDB de l’OUN. 0,13 % d’allocation d’aide au développement mentionne une organisation de Peuples Autochtones. 2023.
[8] Le recours, dans la DNUDPA, aux termes combinés « consulter et coopérer » indique que les Peuples Autochtones ont le droit d’influencer le résultat des processus de prise de décision les concernant, et pas seulement d’être impliqués dans ces processus ou de faire entendre leurs points de vue. Cela suggère que les Peuples Autochtones peuvent faire une proposition différente ou suggérer un modèle différent comme alternative à ceux proposés par les gouvernements ou d’autres acteurs. (Rapporteur spécial des Nations unies A/HRC/18/42 et étude EMRIP sur le CLIP A/HRC/39/62).
[9] Projet du Consortium APAC Philippines. 5ème cycle de reconstitution des ressources du FEM. 2019.
[10] Projet sur les points chauds de la biodiversité aux Philippines : Cartographie de Kabugao, désormais reconnu comme site patrimonial, dans la province d’Apayao, Cordillera, Luzon du Nord, Philippines, et formulation d’un plan de développement durable et de protection du domaine ancestral pour les chutes de Tinuy-an dans le sud-est de Mindanao (le « Niagara » des Philippines).
[11] Il accorde actuellement des subventions de 5 000 à 50 000 dollars à des communautés de peuples autochtones dans 13 pays grâce à son Fonds de solidarité initial de 1,6 M USD.
[12] Galindo, Jose and David, Felicimo, Jr. Évaluation finale du projet « Renforcement des systèmes nationaux pour améliorer la gouvernance et la gestion des territoires et des aires conservés par les Peuples Autochtones et les Communautés Locales ou projet APAC des Philippines. PNUD. 2019.
[13] Le CLIP et les autres instruments relatifs aux droits humains ne cherchent pas à conférer des droits spéciaux aux Peuples Autochtones, mais visent à niveler par le haut la jouissance des droits et à réparer les torts historiques. En tant que cadre de réparation, le CLIP et la DNUDPA cherchent à revaloriser les cultures, les modes de vie, les moyens de subsistance et les institutions traditionnelles des Peuples Autochtones, longtemps dénigrés.